Interview du co-réalisateur Fabien Benoît
15 mai 2011, Madrid: naissance du mouvement des Indignés sur la Puerta del Sol. Intrigués, Fabien Benoit et Julien Malassigné, partent en Espagne sur un coup de tête, dans le but de décrypter l’émergence de ce mouvement. Très vite, les réalisateurs décident d’élargir leur projet documentaire sur la crise en Espagne.
Devant ce « saccage du pays » et cette jeunesse sans futur, une question s’impose : et si cette crise se révélait finalement l’occasion de repenser notre système et le monde dans lequel on vit ?
JOL Press : Quel est le sujet de «No es una crisis»? Est-ce un décryptage du mouvement des Indignés ?
Fabien Benoît : Au départ, nous voulions axer notre projet sur le mouvement des Indignés et faire un film assez pédagogique sur la structure de ce mouvement sans leader, un mouvement horizontal appuyé sur les réseaux. Nous pensions que les représentations médiatiques du mouvement étaient assez simplificatrices, les réduisant à des jeunes en colère qui manifestent contre l’austérité… C’est en réalité plus complexe que cela: il s’agit d’un mouvement transgénérationnel, rassemblant des gens aux idéologies assez diverses. Au fil du temps, notre propos a changé, et nous avons décidé d’élargir sur la crise en Espagne.
Selon vous cette crise est-elle l’occasion de changer notre système ?
Dans No es una crisis, nous essayons de montrer que cette crise est finalement une très bonne occasion de repenser le monde dans lequel on vit, de repenser le fonctionnement de la démocratie représentative, qui est mal en point en Espagne.
Cette crise est d’autre part une façon de pousser encore plus loin des logiques politiques et économiques d’inspiration libérale : toutes les réformes entreprises par le gouvernement socialiste et de droite en Espagne n’ont fait que libéraliser de plus en plus le pays, notamment en privatisant les secteurs publics.
Cette question est soulevée au sein du mouvement des Indignés, et a déjà été posée par le mouvement altermondialiste à la fin des années 90 et au début des années 2000. Est-ce qu’on peut faire autre chose qu’embrasser un modèle capitaliste en quête de croissance perpétuelle ? Ce ne sont pas des questionnements nouveaux… Pour reprendre la formule du mouvement altermondialiste, nous interrogeons les gens si « un autre monde est possible » : nous avons donné la parole aux Espagnols, tendu le micro à ceux qui avaient des choses à dire.
Les Indignés ont fêté leur deux ans, le 15 mai dernier. Les médias ont largement titré sur l’essoufflement du mouvement pour la date de leur anniversaire. Peut-on parler de la disparition du mouvement ?
C’est assez facile de dire que le mouvement s’est essoufflé, ou de prétendre qu’il a complètement disparu. La presse généraliste ne s’inquiète plus du tout de savoir ce que sont devenus les Indignés, ni de savoir d’ailleurs comment va le pays aujourd’hui, contrairement au traitement médiatique très dense au moment des occupations de places dans le monde, à la Puerta del Sol, mais aussi à New York avec Occupy Wall Street.
Dès son origine, les Indignés ont toujours formé un mouvement assez hétéroclite. Il y avait à la base la conjonction de plusieurs collectifs qui ont abouti à des occupations, à des manifestations ou encore des happenings publics. Comme l’occupation des places n’a pas pu durer, il y a eu une mutation du mouvement Indigné : de l’occupation des places publiques et de protestation dans la rue, le mouvement s’est transformé en une nébuleuse de collectifs sur des sujets bien précis. Mais on ne peut pas parler de disparition.
Quels sont ces collectifs ?
Parmi les plus importants figure « Juventud Sin Futuro » ( « Jeunesse sans futur ») qui est d’ailleurs à l’origine de la première manifestation des Indignés. Ce collectif a ouvert l’« Oficina precaria », un bureau précaire, qui s’attache à défendre les droits des jeunes travailleurs. On trouve aussi «No les votes» («Ne votez pas pour eux»), quant à lui très axé sur la corruption de la classe politique. Figure également la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipoteca) qui s’est mobilisée sur un sujet en particulier : celui des expulsions. La PAH a réussi à engranger quelques victoires : un moratoire, et peut-être une réforme sur ces expulsions, gros fléau depuis deux ans dans le pays. Tous ces collectifs regroupent des bénévoles qui aident d’autres citoyens confrontés à une situation dramatique.
Avant l’émergence des Indignés, il y avait-t-il un tissu militant en Espagne ?
Le mouvement Indigné n’est pas né du jour au lendemain. Il n’y a pas des centaines de milliers de personnes qui sont descendus dans la rue comme ça… Derrière ce rassemblement, il y a des années d’activisme. ll y’avait des personnes qui s’étaient déjà posé la question d’une alternative au système altermondialiste néolibéral. Avant les Indignés, il y avait également tout un terreau très contestataire autour d’Internet, du cyberactivisme. Il existait une mobilisation sur les questions de libertés d’expression sur Internet, sur la libre circulation des idées…une sorte d’ ADN hacker.
Quelle place avez-vous accordé à la situation des jeunes dans votre projet ?
La dimension de l’avenir de la jeunesse est très importante dans notre film. Pendant le tournage, j’ai eu l’impression d’assister à un saccage pur et simple du pays. Nous avions l’impression que le gouvernement du Parti Populaire Espagnol était en train d’hypothéquer littéralement l’avenir de la jeunesse. Lorsque je suis rentré de tournage, j’étais plutôt sceptique quant à l’avenir de la jeunesse… Les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis : le pays ne s’est pas redressé. Tous les voyants sont au rouge pour les jeunes aujourd’hui : c’est difficile de se loger, les prix sont chers, il n’y a pas d’emploi, le Smic espagnol est sans cesse revu à la baisse, et les frais d’inscriptions dans les universités se sont envolés. C’est assez difficile d’être optimiste dans ce contexte.
La seule solution: l’exil ?
On a l’impression que tout est fait pour que les jeunes espagnols s’en aillent. Il y a même un collectif qui s’appelle « Juventud sin futuro » (Jeunesse sans futur), c’est extrêmement fort ! Pour en arriver à s’appeler comme ça… Leur slogan « No nos vamos, nos echan », (« on ne part pas, ils nous jettent ») illustre l’ambiance du moment. Pendant le tournage, nous avons rencontré des jeunes Espagnols qui se battaient, et qui avaient encore de l’espoir. Mais on a aussi rencontré ceux qui ne pensaient qu’à partir. Avec Master 2, on ne trouve que des petits boulots à 400 euros, ou alors du travail au noir – qui a explosé depuis le début de la crise – tout ça est assez compliqué et lourd.
Un exemple significatif de l’exil croissant des jeunes : les cours de langues qui ont explosé en Espagne. De nombreux instituts ont ouverts. Les jeunes apprennent le portugais pour partir travailler au Brésil, ou l’allemand pour tenter leur chance en Allemagne. La communauté urbaine de Madrid a même signé un partenariat avec la ville de Francfort pour expédier des dizaines milliers de jeunes qualifiés afin qu’ils trouvent du travail là-bas dans les métiers de services.
Comment passe-t-on du « miracle espagnol » à la crise que connaît aujourd’hui l’Espagne ?
C’est une question à laquelle nous essayons de répondre dans le web-documentaire. Pour se faire, nous décortiquons la fameuse bulle immobilière espagnole : une décennie de croissance complètement débridée de spéculations immobilières. En 2006, l’Espagne a construit plus de logements que la France, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne réunies. Il y avait une déconnexion totale entre toutes ces constructions et les besoins immobiliers réels.
L’immobilier n’a servi purement et simplement qu’à spéculer : cela permettait aux élus locaux d’avoir des projets ambitieux et flatteurs de leurs territoires. Une manière pour les promoteurs immobiliers de faire du chiffre d’affaire, et donc, d’alimenter la croissance espagnole. Cela permettait aussi aux Espagnols d’avoir du travail, jusqu’au moment où l’ombre de la crise américaine des subprimes s’est répercutée en Espagne. Les banques ne pouvant plus accorder de crédit ont voulu retrouver des fonds en demandant à la population de les rembourser, ce qui a conduit à l’explosion de la bulle.
Quelles sont les autres alternatives à l’austérité ?
L’idée que les politiques de rigueur, la restriction des dépenses de l’Etat, n’étaient pas le seul horizon possible, mais qu’on peut par exemple opter pour des politiques de relance, essayer d’investir de l’argent plutôt que d’en économiser, ce qui contracte l’économie du pays et a plutôt tendance à freiner la croissance : ça c’est déjà une première alternative, ce sont des politiques économiques traditionnelles, il n’y a rien de nouveau là-dedans. On n’est pas obligé de promouvoir la rigueur et de serrer d’un cran supplémentaire la ceinture du peuple et de faire supporter ces restrictions aux gens.
Cette crise a également fait émerger un questionnement sur le système politique espagnol…. Il y a aussi cette matrice très importante du mouvement des Indignés : ces interrogations sur la démocratie représentative, il y a une volonté de changer la démocratie telle qu’elle est en Espagne, pour arriver à une démocratie plus directe, plus horizontale, où les citoyens ont leur mot à dire.
Pourquoi avoir choisi la forme du webdocumentaire?
C’est une forme qui nous permet d’être cohérent avec l’essence du mouvement des Indignés, très appuyé sur les réseaux. Nous voulions faire un objet audiovisuel qui soit aussi bien visible en Espagne, qu’en France, ou ailleurs, un peu à l’image du 15-M. Le webdocumentaire sera accessible gratuitement, à partir de septembre, rendant hommage à cet « ADN Internet » du mouvement Indigné. Il pourra être enrichi par les internautes, et donc évoluer.
Propos recueillis par Louise Michel D.
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